bureau d'étude de pratiques indisciplinées

Des paysages d'émotions

Des paysages d’émotions

Hala Younes

Architecte, professeure à l’École d’architecture de la Lebanese American University

 

L’irreprésentable est ce qu’on ne doit pas représenter, au nom d’une religion ou d’une morale, mais c’est aussi ce qui ne peut être matériellement représenté ou, ce qu’on ne peut pas se représenter. C’est précisément cette dernière difficulté qui sous-tend nos paysages actuels. 

Si le paysage est avant tout représentation, comment rendre l’image de nos nouveaux territoires, comment les faire apparaître, comment les rendre perceptibles, quand on peine à leur trouver du sens et à les inscrire dans notre imaginaire. Ces territoires sont étrangers à toutes nos références picturales. Ils sont sauvages dans le sens où ils n’ont pas été codifiés, classés et caractérisés. Ils ne s’inscrivent dans aucune taxinomie des géographes.

 Ces territoires très divers ont en commun leur caractère hybride et mouvant. La classification traditionnelle des paysages s’y brouille ainsi que les catégories de leur esthétisation. Les usages des sols s’y entremêlent, et s’entrechoquent souvent avec violence. Ce qui les distingue c’est bien sûr l’empreinte de l’homme qui s’y exprime de manière saillante, mais cette anthropisation est sans cesse remise en cause par de grandes plages d’abandon. Ces paysages de « seconde main » sont souvent des sols usés, surexploités, ruinés, laissés-pour-compte. Leur utilisation les a épuisés, ils ont été consommés et consumés. Pourtant ils restent là, victimes de leur inertie, témoins inutiles d’une histoire sociale et technique qui les a modelés puis oubliés. Comme la forêt après l’incendie, ils attendent patiemment un nouvel avenir.

Représenter ces lieux, leur donner du sens, revient souvent à exprimer par les moyens de l’art, cette tension entre la complexité du paysage contemporain et l’imaginaire ordonné, clos et unitaire d’un paysage codifié. Dans l’entreprise de leur représentation, le medium devient souvent plus éloquent que le sujet pour exprimer la fragmentation, la ruine, la perte de sens, de hiérarchie, de perspective. Le mode de représentation cherche à rendre sensible cette tension entre le décor de notre quotidien et un monde descriptible, comme si le paysage contemporain se réduisait à cette perte du sens, et l’art du paysagiste à la recherche des moyens pour la rendre perceptible. 

Mais nos paysages actuels ne sont pas seulement des « vanités », et ne s’expriment pas seulement par leur ruine. Ce qui fait paysage aujourd’hui, ce qui nous émeut, à travers une attention renouvelée pour l’inventaire, le relevé et la collection, ce sont précisément les traces de notre passage sur terre et la manière de le négocier avec la naturalité du monde, la manière d’en faire partie. Loin des paysages du sublime et d’une nature sauvage désormais impossible ou d’une Arcadie désuète, ce qui continue à nous émouvoir ce sont uniquement nos « paysages autobiographiques », ceux qui racontent notre aventure, nos tentatives ratées et nos déboires, autant que nos réussites. Ce qui fait sens aujourd’hui c’est notre histoire qui se lit à travers eux et dont le paysagiste cherche à rendre compte, parce que notre histoire rend justice à ce que nous avons fait de notre monde. Alors, comme on savoure l’album photos de notre enfance, nous regardons avec tendresse ces témoignages de notre passage sur terre, ils nous excusent et nous rassurent, ils nous rendent « présentables ».